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La Clé de Rome

Carissimi & la légendaire tradition d’Italie

C’est probablement l’une des plus grandes figures de la musique dans l’Europe du XVIIe siècle : la renommée de son vivant passe largement les murs de Rome où il exerce, et l’on connaît sa musique en France, en Suède, et partout ailleurs en Europe. Les musiciens admirent, copient, s’échangent sa musique avec une intensité qu’on qualifierait de « virale » aujourd’hui !

Pour autant, on sait relativement peu de choses sur Giacomo Carissimi (1605-1674). On peut simplement dire que rien n’était tracé à l’avance quand il nait près de Rome au début du siècle. Dans un temps où l’on devient généralement musicien par tradition familiale, rien chez lui ne l’y prédestinait : aucun membre de sa famille n’est musicien professionnel, et son père exerce le métier de tonnelier. Les difficultés financières de ce dernier l’amènent même à placer son fils Giacomo dans une institution qui recueille les enfants pauvres.

C’est là que l’enfant apprendra la musique, montrant certainement des dispositions hors du commun : là où les enfants doivent apprendre le chant pour donner un certain lustre aux offices, certains parmi les plus doués apprennent un instrument (souvent, l’orgue) et dans de très rares cas, la composition. C’est probablement le parcours du jeune garçon, puisqu’à la sortie de cette institution, il devient organiste à Tivoli puis à Assise.

A 24 ans, il arrive à Rome où il obtient le poste de maître de chapelle du Collège Germanique de Rome, établissement prestigieux tenu par l’ordre des Jésuites. Vingt ans plus tard enfin, il obtient le poste de maître de la chapelle pontificale.

D’une part, il est lié avec les grands centres musicaux de la ville : Christine de Suède, reine exilée à Rome et férue d’art (particulièrement de musique), l’invite à composer pour sa cour de nombreuses cantates et des opéras, et les Oratoriens fondés par St Philippe Néri s’associent ce maître pour inventer ensemble une forme musicale et spirituelle nouvelle qui va marquer l’histoire : l’oratorio. D’autre part, à une époque où de rares carrières internationales voient le jour, Carissimi qui semble jouir rapidement d’une renommée au delà des frontières, se montre étonnement sédentaire : sollicité par d’autres cours d’Europe, comme Vienne ou Venise, il décline systématiquement les offres pour se consacrer à ses activités romaines.

La musique de Carissimi est partout et nulle part. Il ne reste quasiment rien de sa main : la musique, à l’époque, n’appartient pas à son auteur mais à celui qui la commande (et la paie). Il semblerait que la majeure partie de son œuvre se soit volatilisée avec les infortunes de ses commanditaires, à commencer par la dissolution de l’ordre des Jésuites à la fin du XVIIe siècle. Pourtant, il fut l’un des musiciens les plus copiés, celui dont la musique parcourt une grande partie des manuscrits copiés au XVIIe siècle dans de nombreux pays, à commencer par la France. On l’érige en modèle, on lui reconnaît une identité spécifiquement italienne, il devient l’emblème de la musique vocale des Italiens, comme Corelli de la musique instrumentales quelques années plus tard.

L’envergure de ce grand maître, dont la musique fait le tour de l’Europe, sans que lui-même ne quitte vraiment la Cité éternelle, passe aussi par ses qualités de pédagogue. Ses années d’enseignement au Collège germanique de Rome lui ont permis de former des générations de musiciens de premier plan, qui ont essaimé l’art de leur maître à leur tour, et ce dans toute l’Europe, à commencer bien sûr par les pays germanophones. En outre, on dit que sa charge chez les Jésuites l’empêchait contractuellement d’enseigner ailleurs qu’aux élèves du Collège.

Pourtant, la présence de certains élèves italiens est attestée, comme Albrici (dont on retrouve de la musique – à côté de celle de Carissimi – jusqu’en Suède), et le plus célèbre de ses disciples est français. De son vivant, tous les commentateurs rapportent que Marc-Antoine Charpentier a étudié à Rome sous la conduite de Carissimi. La proximité de leurs parcours respectifs, les choix des sujets qu’ils traitent, mais surtout l’influence extrêmement forte de l’art de ce dernier sur Charpentier, tout au long de sa vie, sont confondants : génie créatif absolu, Charpentier boit constamment à la fontaine de Rome, où il semble avoir découvert des splendeurs sonores, des innovations formelles, une manière de conduire le contrepoint, et de servir la voix. Si toute sa vie, il poursuit son œuvre d’imagination, de renouveau et d’invention, il n’en est jamais moins redevable à ceux qui l’ont nourri dans sa jeunesse. J’ai choisi de faire entendre une œuvre rare et extrêmement originale de ce maître : La Peste de Milan. Inédite au disque avant l’an dernier, elle est typique de l’art de ce maître : on y reconnaît la sensualité des harmonies, la beauté des voix entremêlées, la fantaisie des dispositions (ici à double chœur, mais avec mille subtilités) et la puissance rhétorique d’une histoire pourtant déjà connue de tous. On y reconnaît pourtant de façon très prégnante et directe l’art de Carissimi.

La transmission de son art passe aussi par la théorie : si aucun traité ne nous est parvenu de sa main, c’est probablement par la plume de ses élèves que l’ont peut aujourd’hui entrevoir la densité et l’originalité de sa pensée, et notamment par Christoph Bernhardt (qui a également suivi l’enseignement d’Heinrich Schütz). C’est surtout dans les pays germanophones que l’on trace la lignée d’une pensée musicale qui met le mot et le sens au cœur de la composition, où la rhétorique devient la matrice du discours musical, où les figures de style ornent intelligemment les phrases. Plaire, instruire et édifier sont les mots d’ordre des jésuites. La pensée musicale de Carissimi s’inscrit dans cette lignée : la musique devient un discours au service d’un texte, elle le sert pour qu’il marque d’autant plus les âmes. Son seul traité Ars cantandi ne se lit qu’en allemand, preuve du zèle que ses élèves germanophones ont déployé pour lui.

Le prestige de ce maître et la légende qui naquit de son vivant et pendant des décennies lui ont valu certainement davantage d’élèves qu’il n’en eut réellement : on a parlé d’Alessandro Scarlatti, Antonio Cesti, Johanne Philipp Krieger, Giovanni Paolo Colonna, Giovanni Battista Bassani, Giovanni Bononcini, mais aussi Agotino Steffani, et même… Michel-Richard Delalande ! Il m’a semblé intéressant pour ce programme d’orienter le choix vers des compositeurs qui ont servi la pensée rhétorique de Carissimi, dont le lien est attesté ou très probable, et enfin dont le temps a effacé la mémoire (en tout cas, davantage que celle de Christoph Berhardt !).

Ainsi, la musique passionnante de Johann Kaspar Kerll (1627-1693) trouvera une place de choix avec des extraits de ses Geistliches Konzerten. Elevé à Vienne, il est envoyé à Rome pour parfaire ses études sous la conduite partagée de Carissimi, Frescobaldi et Froberger. Il est également en contact avec une figure centrale des sciences et de la théorie musicale : le Jésuite Athanasius Kircher. Kerll a été une célébrité de son temps et les fils de Bach (Carl Philip notamment) encore, copient, étudient et admirent sa musique. La lignée se poursuit avec ses élèves dont Bernardo Pasquini.

Autre figure passionnante, l’allemand Philip Jakob Baudrexel (1627-1691) : il aurait suivi l’enseignement des Jésuites de Rome de 1644 à 1651, et donc de longues années auprès de Carissimi. C’est à ce brillant élève que l’on doit l’Ars cantandi de Carissimi, qu’il traduit. Sa carrière le mène au travers de plusieurs états allemands et autrichiens. Les sources musicales attestées qui subsistent sont rares, et rendent d’autant plus émouvante l’écoute de ses œuvres.

Enfin, Kaspar Förster (1616-1673), né à Gdansk et menant ses premières études à Varsovie, rejoint Rome dès 1633 : jusqu’en 1636 il suit l’enseignement du très jeune Carissimi (alors âgé de 28 ans !). Comme chez Charpentier, la veine de Carissimi y est très nette et son inspiration pourtant très originale. Sa brillante carrière le conduira de la Pologne, aux Pays-Bas, en passant par le Danemark. Personnage atypique, il est engagé dans les armées italiennes contre les Turcs, il est fait grand chevalier de l’ordre de Malte. On le voit également (d’après Matheson) à Hambourg où il vient rencontrer l’autre élève du grand Carissimi : Christoph Bernhardt. On rapporte qu’ils chantèrent alors ensemble : un castrat de sa suite chantant l’alto, Bernhardt le ténor, et Förster la basse en accompagnant à l’orgue ! Avec Schütz et Kerll, sa musique est louée par Bernhardt comme un modèle de musique rhétorique.

Pour conclure, il est rare qu’un maître ancien suscite autant d’éloges de ses élèves : comme dans tous les arts, un élève cherche une certaine modernité, sa voie propre, et se détache de son maitre : ici, tous ces compositeurs revendiquent une filiation avec Carissimi avec une ferveur et une admiration sans bornes. C’est aussi par la plume de Charpentier (qui copie le fameux oratorio Jephte) que le concert s’achève : une partition dont chaque note est un geste rhétorique, dont l’intensité est poignante, et dont le chœur final figure au Panthéon des beautés du monde.

Avec le soutien de la vie brève – Théâtre de l’Aquarium.